jeudi 27 septembre 2018

Mademoiselle de Joncquières, un film de Emmanuel Mouret, encore en salle!

  L'histoire: Madame de La Pommeraye, jeune veuve retirée de la cour et vivant sur ses terres, subit une cour pressante et stratégique du séduisant marquis des Arcis, libertin notoire et séducteur avéré!
  Elle finit par lui céder et ils connaissent des moments de pur bonheur. Elle pense qu'il lui est attaché définitivement et qu'elle l'a guéri du libertinage... Mais quelques années plus tard, elle découvre qu'il s'ennuie et qu'il souhaite retrouver sa liberté.
 Très blessée par ce revirement, elle décide de se venger de lui, grâce à la complicité de Mademoiselle de Joncquières et de sa mère. La fin ne se dévoile pas!

Les acteurs, Cécile de France et Edouard Baer, sont au mieux de leur forme et leur jeu est sans faille. Ils portent un texte d'une pureté éblouissante et j'ai été conquise par cette langue, la nôtre, ainsi magnifiée.
Tout est beau dans ce film: les décors sont somptueux, que ce soit les intérieurs ou les extérieurs,
les costumes, et le rythme assez lent du film correspond à l'évolution des sentiments et au cours de la vie.

 Cette histoire, extraite du roman Jacques le Fataliste de Diderot, est à la fois sensible et cruelle...
A voir!!

💕

bande annonce du film

   

Les enfants de Venise, Luca Di Fulvio, 2018, Pocket, 988 pages.


     Avec Les enfants de Venise, Luca Di Fulvio signe un roman de quasiment 1000 pages haletantes !

   La Venise du XVI ème siècle nous est restituée avec sa beauté, son prestige mais également sa misère et sa puanteur. S’y côtoient dans un tourbillon effréné des nobles vénitiens, des soldats, des prostituées, des Vénitiens de souche et aussi une foule de personnage venus d’ailleurs qui espèrent trouver asile dans la Sérénissime.

   Ceux qui vivent sous nos yeux de lecteurs fascinés sont des enfants, des jeunes plus exactement : Mercurio le débrouillard, Guiditta ,la jeune juive dont il va tomber éperdument amoureux, le père de cette jeune fille, Anna, une femme qui va offrir à Mercurio l’amour maternel dont il a été sevré. En regard, des personnages noirs qui poursuivent leur désir de vengeance.

   La brutalité et la violence font partie du quotidien et l’atmosphère est parfois rude. Mais la lumière brille également sur la cité lacustre et les oppositions font le charme de cette fiction, comme dans un tableau.

  Notre jeune Mercurio va devoir réfléchir à la différence entre un programme et un projet, et c’est sans doute grâce à cette réflexion qu’il prend de la maturité : c’est un jeune homme attachant, bouillonnant d’énergie et d’idées, obstiné, tenace et nous tremblons et souffrons avec lui...




jeudi 20 septembre 2018

L'insouciance, Karine Tuil, 2016, Gallimard, 524 pages.

  Dixième roman de Karine Tuil, L'insouciance mérite le détour

 Le destin de quatre personnages principaux s'entrecroisent dans un ballet tragique:
Romain revient d’Afghanistan, blessé psychiquement, traumatisé par le sort de ceux qu'il commandait, de ceux qui sont morts ou handicapés à vie. Lors d'un "séjour de décompression" organisé par l'armée à Chypre, il rencontre une jeune journaliste, Marion, venue couvrir l’événement. Ils vivent une liaison fulgurante -Romain ignore qu'elle est mariée à François Vély, riche homme d'affaires franco-américain aux origines juives.

 De retour en France, Romain et Marion vont se revoir et vivre une grande passion, malgré les résistances de la jeune femme, mal à l'aise dans ce rapport secret. De son côté, Romain est également marié et père d'un petit garçon.

 François Vély va être conspué par les médias après s'être prêté à un portrait où il est montré assis sur une oeuvre d'art représentant une femme noire. Ce déferlement d'accusations va menacer l’équilibre de son groupe financier.

Le quatrième protagoniste est un ami d'enfance de Romain, Osman Diboula, fils d'immigré ivoiriens,
devenu conseiller à l'Elysée après les émeutes de 2005. Mais la roue tourne pour lui: banni du cercle des intimes, il subit une dépression jusqu'au jour où il prendra la défense de F. Vély, déclenchant alors une spirale d’événements dramatiques...

 L'écriture de ce roman est ample, les phrases sont souvent de longues périodes, son vocabulaire est soutenu, ce qui contraste avec parfois l'indigence des dialogues. Effet de réel?...
Les personnages ne sont pas sans nous rappeler des êtres de chair et d'os, mais ces êtres de papier sont bien fictionnels et le produit de l'imagination créatrice de leur auteur!
 Le titre est très intéressant: on en a l'explication vers la moitié environ du roman et dans l'épilogue.

 Un gros roman qui se lit sans problème!


jeudi 13 septembre 2018

Corps et âme, Franck Conroy, 1993, Gallimard 1996 pour la traduction française, Folio 683 pages.

  Autre " pavé" lu cet été!
  Recommandé par une nièce étudiante en médecine, Corps et âme ne parle pas du tout de médecine, malgré son titre, mais de musique!

  Il s'agit d'un beau roman initiatique mettant en scène le jeune Claude, issu d'une famille défavorisée vivant à New-York. Sa mère vit seule apparemment, est bizarre. Elle est chauffeur de taxi et boit pas mal le soir quand elle rentre. Elle a des manies, quasiment des tocs. Un grand mystère entoure la naissance de Claude.

  Ils vivent dans un sous-sol éclairé par un soupirail. La grande occupation de Claude, c'est la contemplation du ballet des "jambes et des pieds qui traversaient son champ de vision." L'enfant de six ans est subjugué par cette vision "des rythmes et des cadences toujours différents". Il est très seul, enfermé jusqu'au retour de sa mère et cet univers restreint va s'ouvrir avec l'école où il va de temps en temps. Il y est  assez distrait.
  Dans "la pièce du fond" se trouve un "petit piano console, blanc, avec soixante-six touches et un miroir au-dessus du clavier." Et l'enfant s'occupe à tapoter, à reproduire des mélodies entendues à la radio.

  Ce qui va changer le cours de sa vie, c'est la rencontre providentielle d'un homme, Monsieur Weisfeld, propriétaire d'un magasin de musique. Cet homme va rapidement comprendre que Claude est un enfant prodige et il va l'aider à avancer sur cette voie de la musique, car il est  persuadé de son  talent d’interprète et de compositeur.

 Beau livre sur la musique, Corps et âme nous parle non seulement de la carrière du jeune Claude, mais aussi des liens entre soliste et chef d'orchestre, de l'essence de la musique classique et encore du jazz qui occupe une place importante à New-York.

  L'auteur nous parle de "roman historique": c'est également une des dimensions intéressantes du livre avec le portrait de cette ville en pleine mutation dans les années 1980,  comme par exemple le démantèlement du métro aérien de la Troisième Avenue et la destruction des maisons environnantes pour construire des gratte-ciel. De même, il narre de façon pittoresque les méthodes d'intimidation des grosses entreprises voulant acheter les petites maison perdues au milieu des immeubles et promises à la démolition!

  Les personnages sont bien campés, intéressants, vivants; notre jeune prodige est sympathique et nous suivons son itinéraire avec beaucoup d'intérêt.




jeudi 6 septembre 2018

Le lambeau, Philippe Lançon, Gallimard, 2018, 510 pages.



    Philippe Lançon s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

   Journaliste à Libération et Charlie Hebdo, il participa à la conférence de Charlie le 7 janvier 2015; il devait proposer une critique du roman de Michel Houellebecq, Soumission. Il fait appel à ses souvenirs pour nous raconter l'avant de l'attaque terroriste des frères Kouachi, l’enchaînement des éléments qui l'ont retardé.

  Il est grièvement blessé, une balle lui arrache le bas du visage, emportant sa mâchoire inférieure. Un pompier qui le verra passer sur une civière criera: "ça, c'est blessure de guerre!"(page 109). Oui, Philippe Lançon a la "gueule cassée", mais il aura la "chance" (c'est moi qui souligne) de bénéficier des avancées de la chirurgie faciale reconstructrice. Il faudra à l'équipe de chirurgiens  dix-sept opérations pour que ce grand blessé puisse retrouver la parole, manger quasi normalement et affronter les regards des autres.  Un coiffeur qui vient faire office de rasage avant une opération le désigne comme "un journaliste au visage en travaux"

  Le titre, Le lambeau, désigne la greffe la plus importante qu'il subira, celle qui consiste à remplacer la mâchoire inférieure disparue par son péroné, os dont nous pouvons nous dispenser pour marcher!

  J'ai trouvé fascinante la manière dont il évoque cette lente remontée des enfers, cette reconstruction. L'auteur cite les écrivains qui l'ont accompagné, Proust avec la mort de sa grand-mère, Thomas Mann et sa montagne magique, Kafka avec Les lettres à Milena... Un chirurgien lui dira d'ailleurs: vous ne pouvez pas lire quelque chose de plus drôle?
 Philippe Lançon s'inspire de Proust pour montrer son rapport au temps: "Je ne vivais ni le temps perdu, ni le temps retrouvé, je vivais le temps interrompu." (page 381) Cette terrible blessure opère forcément une modification du rapport au réel.

  Les relations avec sa famille sont infiniment touchantes; ses parents- pas tout jeunes- présents et effarés, son frère, efficace et rassurant, son ex-femme qui le connait bien, son amie brésilienne qui tente de faire survivre leur relation après un tel bouleversement.
  Bien sûr, le personnel soignant, de l'équipe de chirurgiens au ballet d'aides-soignantes , est croqué sur le vif avec intensité. toute une série de portraits nous montre les liens qui se créent obligatoirement avec un blessé au long cours!

 Sous protection policière pendant longtemps, il prononce l'éloge des policiers anonymes qui ont veillé sur sa sécurité: "J'aimais leur attention, leur calme, leur précision, leur discipline, leur discrétion, leurs vitres fumées, le cuir de leurs véhicules. J'aimais leur présence, leur absence. J'aimais leur intensité périphérique. Ils veillaient sur mon sas, comme deux lions de pierre à l'entrée d'une loggia. Ils me reliaient au monde dont ils me protégeaient."( page 436)

 L'écriture est superbe, travaillée; on se laisse prendre par ce verbe malgré la difficulté du sujet évoqué. Dans une interview avec un journaliste de Gallimard, Philippe Lançon parle de son livre comme d'un "acte de construction littéraire, qui s'accomplit parallèlement à la reconstruction chirurgicale."Nous refermons le livre avec une pensée pour toutes ces victimes de la folie terroriste et les souffrances qu'elle engendre.