jeudi 6 septembre 2018

Le lambeau, Philippe Lançon, Gallimard, 2018, 510 pages.



    Philippe Lançon s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

   Journaliste à Libération et Charlie Hebdo, il participa à la conférence de Charlie le 7 janvier 2015; il devait proposer une critique du roman de Michel Houellebecq, Soumission. Il fait appel à ses souvenirs pour nous raconter l'avant de l'attaque terroriste des frères Kouachi, l’enchaînement des éléments qui l'ont retardé.

  Il est grièvement blessé, une balle lui arrache le bas du visage, emportant sa mâchoire inférieure. Un pompier qui le verra passer sur une civière criera: "ça, c'est blessure de guerre!"(page 109). Oui, Philippe Lançon a la "gueule cassée", mais il aura la "chance" (c'est moi qui souligne) de bénéficier des avancées de la chirurgie faciale reconstructrice. Il faudra à l'équipe de chirurgiens  dix-sept opérations pour que ce grand blessé puisse retrouver la parole, manger quasi normalement et affronter les regards des autres.  Un coiffeur qui vient faire office de rasage avant une opération le désigne comme "un journaliste au visage en travaux"

  Le titre, Le lambeau, désigne la greffe la plus importante qu'il subira, celle qui consiste à remplacer la mâchoire inférieure disparue par son péroné, os dont nous pouvons nous dispenser pour marcher!

  J'ai trouvé fascinante la manière dont il évoque cette lente remontée des enfers, cette reconstruction. L'auteur cite les écrivains qui l'ont accompagné, Proust avec la mort de sa grand-mère, Thomas Mann et sa montagne magique, Kafka avec Les lettres à Milena... Un chirurgien lui dira d'ailleurs: vous ne pouvez pas lire quelque chose de plus drôle?
 Philippe Lançon s'inspire de Proust pour montrer son rapport au temps: "Je ne vivais ni le temps perdu, ni le temps retrouvé, je vivais le temps interrompu." (page 381) Cette terrible blessure opère forcément une modification du rapport au réel.

  Les relations avec sa famille sont infiniment touchantes; ses parents- pas tout jeunes- présents et effarés, son frère, efficace et rassurant, son ex-femme qui le connait bien, son amie brésilienne qui tente de faire survivre leur relation après un tel bouleversement.
  Bien sûr, le personnel soignant, de l'équipe de chirurgiens au ballet d'aides-soignantes , est croqué sur le vif avec intensité. toute une série de portraits nous montre les liens qui se créent obligatoirement avec un blessé au long cours!

 Sous protection policière pendant longtemps, il prononce l'éloge des policiers anonymes qui ont veillé sur sa sécurité: "J'aimais leur attention, leur calme, leur précision, leur discipline, leur discrétion, leurs vitres fumées, le cuir de leurs véhicules. J'aimais leur présence, leur absence. J'aimais leur intensité périphérique. Ils veillaient sur mon sas, comme deux lions de pierre à l'entrée d'une loggia. Ils me reliaient au monde dont ils me protégeaient."( page 436)

 L'écriture est superbe, travaillée; on se laisse prendre par ce verbe malgré la difficulté du sujet évoqué. Dans une interview avec un journaliste de Gallimard, Philippe Lançon parle de son livre comme d'un "acte de construction littéraire, qui s'accomplit parallèlement à la reconstruction chirurgicale."Nous refermons le livre avec une pensée pour toutes ces victimes de la folie terroriste et les souffrances qu'elle engendre.


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