dimanche 27 mars 2016

Gaspard, nouvelle, décembre 2015.


          Il était nuit lorsque Gaspard sortit silencieusement de sa chambre, attiré par une musique lointaine : quelques notes répétées de hautbois suivies de la montée menaçante des violons et des altos. Gaspard était intrigué par cette mélodie à la fois envoûtante et inquiétante. Il pénétra dans la chambre du bébé qui avait repoussé loin de lui tous les objets familiers de l’endormissement : ours et tétines gisaient de part et d’autre de son fils, mais un frémissement agitait la lèvre du petit dormeur, comme s’il marquait le rythme de l’air porté par la nuit noire.
       Onze heures  sonnèrent à l’horloge de l’église saint Camille, et un faible vent venu du sud agita les ombres des arbres de la rue des Docks. L’heure  assez tardive de ce jour de semaine avait découragé les derniers promeneurs attirés par la relative fraîcheur extérieure et le calme –hormis cet air lancinant qui continuait de se répandre- était absolu.
        Gaspard, journaliste d’investigation  à la vie trépidante,  était spécialisé dans les dossiers dits « sensibles ». Il savait qu’il menait une vie dangereuse, mais il était passionné par les enquêtes qu’il réalisait, même si, parfois, d’étranges  coups de téléphone anonymes le réveillaient la nuit. Il était marié à Ondine, charmante attachée de communication d’un groupe industriel important, était l’heureux père d’un bambin de dix- huit mois répondant au  prénom  médiéval de Loïs. Cet enfant était très beau, sûrement très intelligent aux dires de ses parents, mais il était doté d’un caractère difficile : tout était sujet à négociations et compromis, et le couple, parfois harassé par sa journée de travail, avait du mal à supporter les nombreux caprices de sa progéniture.
     Ne pouvant se résoudre à se recoucher, Gaspard s’approcha du petit lit où l’enfant s’agitait, battant le rythme de la musique plaintive. Le père était tiraillé entre le désir de rassurer l’enfant et la crainte de le réveiller. Ondine était en déplacement, et Loïs se trouvait donc le soir sous sa seule garde. Gaspard chantonna et la voix familière parut apaiser le petit. Le père se retira alors à pas de loup, et se rapprocha de la porte-fenêtre qui donnait sur la rue. Il mourait d’envie de descendre, de se détendre en faisant un tour dehors, de se rapprocher de cette musique qui le fascinait .Elle semblait faite pour lui et elle  traduisait  ses états d’âme inavoués ; elle était à la fois actuelle et venue du fond des temps. Un frôlement le fit sursauter, et il reconnut alors Mustapha, leur chat noir hiératique aux yeux de métal et d’agate. Gaspard entrouvrit la fenêtre, l’air un peu plus frais pénétra dans la pièce.
   La musique se fit alors plus insistante, et Gaspard ne résista pas à son désir de sortir. Il était équipé d’un talkie-walkie, et il disposa près du lit de Loïs une partie de l’appareil, attrapa son téléphone, sa clé et partit en veillant à refermer la porte d’entrée avec douceur.
  Une fois dehors, il tendit l’oreille pour se repérer et se dirigea rapidement vers le lieu d’où paraissait provenir la musique. Il pressait le pas, car il avait mauvaise conscience d’avoir ainsi laissé Loïs. On peut supposer qu’Ondine n’aurait pas apprécié ce comportement. Curieusement, au fur et à mesure de sa marche, les notes s’éloignaient de lui, reculaient hors de sa portée, lui échappaient en quelque sorte. Mais elles étaient toujours là et il entendait maintenant distinctement les percussions et les violons. Il connaissait cette mélodie, il l’avait déjà écoutée, mais il ne pouvait mettre un nom sur ce morceau. Il continua à marcher, suivant la rue des Docks, et sa marche nocturne le conduisit jusqu’à un hangar, sans doute promis à la démolition, dans lequel s’agitaient des êtres curieusement affublés de grands vêtements noirs. Il s’approcha sans crainte, car que pouvait-on redouter de musiciens ? La musique adoucit les mœurs, dit le dicton.
    Gaspard rentra dans le hangar sans que les musiciens attachent d’importance à cette irruption. La musique le pénétrait tout entier, et sa couleur sombre et nostalgique le saisit au plus profond de son être : il était transporté, comme s’il attendait ce moment depuis longtemps, lui, l’homme rationnel et curieux, il était comme hors de lui. Il reconnut alors un poème symphonique de Dvorak qu’il avait déjà écouté en concert, une vague histoire de sorcière et d’enlèvement, avec le caractère angoissant de l’arrivée de la Sorcière et les cris persistants de l’enfant.
     C’est à ce moment-là de la reconnaissance que Gaspard entendit les sirènes des pompiers et qu’il se retourna :au sud, une lueur rouge orangée éclairait la ville, et il vit des volutes de fumée se détacher sur ce fond d’enfer. Il partit en courant, se rappelant alors Loïs, seul dans son berceau, en proie aux démons de la nuit et peut-être aux flammes de l’incendie. Il courait, le cœur battant à tout rompre, tentant d’hurler comme une incantation le prénom de son fils. Mais il ne sortait de sa bouche que des vagissements sans force, épuisés et impuissants. Il sentait l’odeur du feu et il n’était plus qu’effroi et épouvante. Son angoisse montait crescendo et la musique qu’il continuait d’entendre s’accélérait, traduisant la violence de ce qu’il était en train de vivre.
  Il courait mais la rue était trop longue, les arbres défilaient, les poteaux se succédaient mais il lui semblait qu’il n’avançait pas, qu’il piétinait et son cœur bouleversé de père n’en pouvait plus. Il compta avec épouvante les douze coups de minuit, basculant alors dans la déraison la plus complète en se souvenant que c’était l’heure maudite de l’enlèvement de l’enfant par la sorcière !
  Son pied heurta alors un pavé mal scellé et, emporté par son élan, il ne put rétablir son équilibre et il tomba. Dans sa chute terrible, Gaspard eut un grand sursaut et, trempé de sueur, les tempes oppressées, les membres rompus, il se réveilla dans son lit.
  


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