Il était nuit
lorsque Gaspard sortit silencieusement de sa chambre, attiré par une musique
lointaine : quelques notes répétées de hautbois suivies de la montée
menaçante des violons et des altos. Gaspard était intrigué par cette mélodie à
la fois envoûtante et inquiétante. Il pénétra dans la chambre du bébé qui avait
repoussé loin de lui tous les objets familiers de l’endormissement : ours
et tétines gisaient de part et d’autre de son fils, mais un frémissement
agitait la lèvre du petit dormeur, comme s’il marquait le rythme de l’air porté
par la nuit noire.
Onze heures sonnèrent à l’horloge de l’église saint
Camille, et un faible vent venu du sud agita les ombres des arbres de la rue
des Docks. L’heure assez tardive de ce
jour de semaine avait découragé les derniers promeneurs attirés par la relative
fraîcheur extérieure et le calme –hormis cet air lancinant qui continuait de se
répandre- était absolu.
Gaspard,
journaliste d’investigation à la vie
trépidante, était spécialisé dans les
dossiers dits « sensibles ». Il savait qu’il menait une vie
dangereuse, mais il était passionné par les enquêtes qu’il réalisait, même si,
parfois, d’étranges coups de téléphone
anonymes le réveillaient la nuit. Il était marié à Ondine, charmante attachée
de communication d’un groupe industriel important, était l’heureux père d’un
bambin de dix- huit mois répondant au
prénom médiéval de Loïs. Cet
enfant était très beau, sûrement très intelligent aux dires de ses parents,
mais il était doté d’un caractère difficile : tout était sujet à
négociations et compromis, et le couple, parfois harassé par sa journée de
travail, avait du mal à supporter les nombreux caprices de sa progéniture.
Ne pouvant se
résoudre à se recoucher, Gaspard s’approcha du petit lit où l’enfant s’agitait,
battant le rythme de la musique plaintive. Le père était tiraillé entre le
désir de rassurer l’enfant et la crainte de le réveiller. Ondine était en
déplacement, et Loïs se trouvait donc le soir sous sa seule garde. Gaspard chantonna
et la voix familière parut apaiser le petit. Le père se retira alors à pas de
loup, et se rapprocha de la porte-fenêtre qui donnait sur la rue. Il mourait
d’envie de descendre, de se détendre en faisant un tour dehors, de se
rapprocher de cette musique qui le fascinait .Elle semblait faite pour lui et
elle traduisait ses états d’âme inavoués ; elle était à
la fois actuelle et venue du fond des temps. Un frôlement le fit sursauter, et
il reconnut alors Mustapha, leur chat noir hiératique aux yeux de métal et
d’agate. Gaspard entrouvrit la fenêtre, l’air un peu plus frais pénétra dans la
pièce.
La musique se fit
alors plus insistante, et Gaspard ne résista pas à son désir de sortir. Il
était équipé d’un talkie-walkie, et il disposa près du lit de Loïs une partie
de l’appareil, attrapa son téléphone, sa clé et partit en veillant à refermer
la porte d’entrée avec douceur.
Une fois dehors, il
tendit l’oreille pour se repérer et se dirigea rapidement vers le lieu d’où
paraissait provenir la musique. Il pressait le pas, car il avait mauvaise
conscience d’avoir ainsi laissé Loïs. On peut supposer qu’Ondine n’aurait pas
apprécié ce comportement. Curieusement, au fur et à mesure de sa marche, les
notes s’éloignaient de lui, reculaient hors de sa portée, lui échappaient en
quelque sorte. Mais elles étaient toujours là et il entendait maintenant
distinctement les percussions et les violons. Il connaissait cette mélodie, il
l’avait déjà écoutée, mais il ne pouvait mettre un nom sur ce morceau. Il continua
à marcher, suivant la rue des Docks, et sa marche nocturne le conduisit jusqu’à un hangar, sans doute promis à la démolition, dans lequel s’agitaient des êtres
curieusement affublés de grands vêtements noirs. Il s’approcha sans crainte,
car que pouvait-on redouter de musiciens ? La musique adoucit les mœurs,
dit le dicton.
Gaspard rentra dans
le hangar sans que les musiciens attachent d’importance à cette irruption. La
musique le pénétrait tout entier, et sa couleur sombre et nostalgique le saisit
au plus profond de son être : il était transporté, comme s’il attendait ce
moment depuis longtemps, lui, l’homme rationnel et curieux, il était comme hors
de lui. Il reconnut alors un poème symphonique de Dvorak qu’il avait déjà
écouté en concert, une vague histoire de sorcière et d’enlèvement, avec le
caractère angoissant de l’arrivée de la Sorcière et les cris persistants de
l’enfant.
C’est à ce
moment-là de la reconnaissance que Gaspard entendit les sirènes des pompiers et
qu’il se retourna :au sud, une lueur rouge orangée éclairait la ville, et
il vit des volutes de fumée se détacher sur ce fond d’enfer. Il partit en
courant, se rappelant alors Loïs, seul dans son berceau, en proie aux démons de
la nuit et peut-être aux flammes de l’incendie. Il courait, le cœur battant à
tout rompre, tentant d’hurler comme une incantation le prénom de son fils. Mais
il ne sortait de sa bouche que des vagissements sans force, épuisés et impuissants.
Il sentait l’odeur du feu et il n’était plus qu’effroi et épouvante. Son angoisse
montait crescendo et la musique qu’il continuait d’entendre s’accélérait,
traduisant la violence de ce qu’il était en train de vivre.
Il courait mais la
rue était trop longue, les arbres défilaient, les poteaux se succédaient mais
il lui semblait qu’il n’avançait pas, qu’il piétinait et son cœur bouleversé de
père n’en pouvait plus. Il compta avec épouvante les douze coups de minuit,
basculant alors dans la déraison la plus complète en se souvenant que c’était
l’heure maudite de l’enlèvement de l’enfant par la sorcière !
Son pied heurta alors
un pavé mal scellé et, emporté par son élan, il ne put rétablir son équilibre
et il tomba. Dans sa chute terrible, Gaspard eut un grand sursaut et, trempé de
sueur, les tempes oppressées, les membres rompus, il se réveilla dans son lit.