« Poussez, Madame ! » dit
le médecin, penché sur sa patiente.
Nous sommes en 1944, dans une ferme de
l’Auxerrois, vers neuf heures du soir. Le travail a commencé il y a déjà
quelques heures et Rose souffre beaucoup. Dehors il fait nuit, il fait froid,
le vent pique, le temps est à la neige. Heureusement le médecin a pu venir
jusque- là et sa présence rassure le père du futur enfant. Elle, la future mère
est au-delà de la souffrance et elle crie, un peu moins fort que tout à l’heure
car ses forces diminuent. Elle n’en peut plus de ses contractions qui
fouaillent son ventre, elle a l’impression qu’un pieu la transperce et qu’il
n’y aura pas de fin à cette douleur. Elle geint sans interruption et pétrit les
mains de son mari penché sur elle.
La pièce est éclairée par quelques lampes
et par le feu de la cheminée qu’André a attisé, suivant la recommandation du
médecin de campagne, inquiet de voir cette naissance s’annoncer si
prématurément. L’enfant ne devait arriver que dans sept semaines, mais Rose a
trop travaillé cet après midi, rangeant des bûches, déplaçant des clapiers,
curant l’étable. Elle a présumé de ses forces sans tenir compte de sa
grossesse, et le résultat est là : l’arrivée de leur premier enfant est
imminente.
Les hommes sont inquiets, car la naissance
est bien prématurée et on ne sait encore si la mère aura assez de forces pour
mettre au monde ce premier-né. Et puis, même si ce bébé naît sans dommage pour la mère,
quel avenir pour lui ?
Les contractions semblent s’intensifier,
car Rose se relève sur ses avant-bras, crie encore et, guidée par le médecin
qui surveille attentivement l’évolution, elle obéit à l’injonction pressante
qui lui est faite et libère alors un fœtus minuscule, baigné de sang et de
cette substance blanchâtre propre au nouveau-né. Le médecin s’empresse auprès
d’elle –bien affaiblie mais libérée-, mais surtout auprès du nouveau-né, tout
petit être à peine plus gros qu’un poulet, estime l’homme de sciences. C’est
une fille, et qui crie, elle ! manifestant ainsi la douleur de sa venue au
monde et sans doute aussi son désir de vivre… Le médecin reste circonspect à la
vue de la taille de l’enfant et se tourne alors vers le père, tout stupéfait
par ce qui s’est passé :
« Père André, je ne sais si la petiote
vivra, elle est bien petite et fragile. Cela risque d’être bien difficile et je
crains des complications si elle survit. Il va falloir être courageux pour
deux, car votre femme est actuellement bien affaiblie et ne réalise pas la
situation. Je vais lui expliquer ce qu’il en est et, après avoir installé
l’enfant, je vous laisserai tous trois. La nature suivra son cours. »
André ne dit mot, secoue la tête et se gratte
les cheveux, signe chez ce taiseux d’une grande perplexité. Il regarde la
petite qui a été emmaillotée rapidement
dans un lange. Il est saisi par sa grande petitesse, son apparente fragilité,
observe les traits plus que fins, cette ébauche d’une petite fille en devenir.
Lui, l’imperturbable, celui qui ne pleure jamais, est saisi jusqu’au tréfonds
de son être et de son âme de père par
une émotion inexprimable qui le submerge entièrement et l’on pourrait voir ses
yeux briller. Il demande au médecin s’il peut prendre l’enfant encore sans nom dans ses bras et, sur un signe de tête
affirmatif du médecin occupé à se brosser les mains, il soulève le bébé dans
ses bras d’homme fort et ses mains semblent gigantesques, colossales à côté de
la tête de la petiote. Il sait alors qu’il est prêt à se battre pour elle, avec
elle. Il se tourne alors vers sa femme qui reprend des forces-à la campagne,
quand on est fermiers, on ne s’écoute pas et on se relève rapidement après une
naissance, si difficile soit-elle.-
« Rose, veux-tu voir la petite ? Elle
est bien belle, » dit l’homme très ému qui serre l’enfant contre lui.
A sa stupeur, elle lui tourne le dos et
déclare tout net qu’elle ne veut ni la voir, ni s’en occuper car elle refuse de
s’attacher à une enfant qui risque de mourir très vite, qui ne va pas survivre.
Elle raisonne en paysanne, qui sait le prix de la vie, qui voit les animaux mettre
bas et se désintéresser de ceux qui sont plus faibles, sachant que mère Nature
les a déjà condamnés. Elle ne veut pas la prendre dans ses bras et leur tourne
résolument le dos, affirmant qu’elle va se lever très vite pour reprendre ses
activités.
André, attristé par sa réaction, serre
plus fort mais avec une douceur et une tendresse infinies la petite fille
contre lui, comme pour lui transmettre sa chaleur, sa force, sa vie. Il
questionne alors le médecin, qui a suivi la scène sans s’en mêler:
« Docteur, est ce que la petite a une
chance de s’en sortir ? »
Le
médecin sent la détresse qui pointe dans la voix et, après s’être raclé la
gorge, saisi par cette belle figure de père affirme, suivant l’adage bien connu : « tant
qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ! Il vous faudra la laisser bien au
chaud près de la cheminée après l’avoir enveloppée dans de la ouate et la
nourrir avec le lait tiédi de votre vache. Le jour où le coton sera mouillé,
cela voudra dire que les reins fonctionnent et que votre petite est sauvée.
Mais sachez que cela sera long et surtout très délicat et que cela voudra dire
pour vous beaucoup de travail et de surveillance. Pensez-vous que vous saurez
vous en occuper ? »
« J’ai pas peur du travail et puis
c’est ma fille, il faut que je le fasse, c’est normal. Je vais lui donner un
nom. Je vais l’appeler comme ma défunte mère, Félicité, si Rose est d’accord. Je
vous demanderai quand j’aurai du souci avec elle. »
Le médecin opine et conseille déjà
d’alimenter l’enfant avec un biberon. Mais rien à la ferme ! La naissance
était prévue pour la mi-janvier, pas pour le 21 novembre. André a de la
ressource et prend le lait du bout de son gros doigt et il dépose une goutte de
lait sur la toute petite lèvre de l’enfant, puis une seconde, puis une
troisième… Il s’applique, il est touchant, tirant la langue comme pour inciter
la petite Félicité à faire de même. Le bébé remue les lèvres, pleure, ce qui
est bon signe, dit le médecin, les poumons fonctionnent correctement, vous avez
de la chance.
Rose reste résolument dans la même posture,
la face vers le mur, se désintéressant complètement du couple père-enfant. Elle
reste cloîtrée dans sa tristesse, et pense que ne pas s’occuper de l’enfant
l’aidera à en faire le deuil. Elle n’y croit pas, elle, à ce méli-mélo de coton
et de lait. Vous avez déjà vu, vous, des pères élever leur enfant ? Et les
petits avant terme, tout le monde sait bien qu’ils sont condamnés. Non, il faut
reprendre des forces, la terre, ça n’attend pas, la ferme a besoin de ses bras.
L’enfant ne vivra pas, alors oublions-la. Et s’il veut vraiment lui donner un nom,
André peut bien faire comme ça lui plait !
Le couple est encore sous le choc de cette
naissance si précipitée : la mère, dans une perspective de mort, et
l’homme choisissant la vie, se dit qu’il a tellement d’espoir et d’amour en lui
que cela fera vivre la petite Félicité.
Le combat fut rude, mais un jour, le coton
fut mouillé et André, poussant un rugissement de joie, leva très haut son
enfant vers le ciel en clamant : « Elle vivra ! »
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